Une sortie thérapeutique en homme

3 mars 2006 - 20h à 23h10 - Restaurant "Le Bistrot de Gilles" à Nancy

La démarche

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Pour relever un défi, pour situer où j'en étais, mais aussi beaucoup par jeu, j'ai décidé, début mars 2006, après 5 ans vie dans le rôle social féminin, donc, de sortir dans un lieu public, vêtue en homme, et me comportant en homme. J'étais accompagnée de mon amie, une femme cisgenre, qui se chargeait d'étudier mon comportement, de me recadrer au besoin, et d'écouter mes observations. Je me suis efforcée d'être aussi crédible que possible et de m'imprégner du rôle masculin, et bien entendu, mon amie m'a appelée 'Bertrand' pendant toute la soirée.

Cette sortie s'est faite dans un restaurant de Nancy dont je suis une habituée. Il s'agit donc d'un lieu public.

Intérêt de cette démarche

Outre l'aspect ludique et un brin provocateur, l'intérêt, pour moi, de cette sortie en garçon est d'évaluer le chemin parcouru depuis mon début de transition. En effet, j'ai pu comparer mon ressenti actuel en garçon avec mon ressenti de l'époque pré-transition. Le fait que ce ressenti a évolué est bien la preuve qu'indépendamment du rôle social (homme ou femme) que je joue, ma transition et mes expériences en femme m'ont fait changé en profondeur.

En particulier, j'ai pu quantifier et qualifier mon mal-être actuel quand je m'affiche en homme, pour comprendre si certains traits que je n'aimais pas en moi avant ont réellement disparu avec la transition ou si au contraire ils ne sont que cachés par le rôle social féminin.

Début de soirée

Mon travestissement en homme se fait à mon domicile en compagnie de mon observatrice. Sans subir le regard des autres, je ressens déjà un malaise certain à revêtir un costume masculin. Ma dysphorie s'exprime par une réserve, une timidité, des rires nerveux et le sentiment d'être observé.

Au dehors, dans la rue, je subis une réminiscence d'émotions venues de mon tout début de transition : impression d'être le centre d'attention de tout le monde, sentiment d'être gauche, pas à mon aise dans mon corps et dans mon rôle.

Ma peur de redevenir homme est chassée : en effet, en début de soirée, je ne me sens pas dans mon rôle en homme. Mais c'est à la fois parce que le rôle ne me convient pas et parce qu'il me rappelle l'être en souffrance que j'étais avant ma transition. Cette souffrance serait-elle encore présente au fond de moi pour être de la sorte réactivée ?
Plus tard dans la soirée, je comprends que ce n'est pas le cas : il ne s'agissait que d'une réminiscence d'une période vécue. 5 ans de vie en femme et de travail sur moi ont fait de moi un homme assurément beaucoup plus sûr de lui, aujourd'hui.

Les réflexes

J'éprouve une certaine difficulté, tout le long de cette expérience, à masculiniser ma voix et à chasser certaines mimiques : à moins de me forcer et d'y penser en permanence, je n'arrive pas à me débarrasser de certains comportements féminins (mimiques, intonation, gestuelles, sourires de séduction). Lorsque je regarde les femmes autour de moi, j'ai le sentiment d'appartenir à leur groupe, tandis que les hommes me semblent étrangers. Ceci prouve qu'en 5 ans, on intègre un rôle social. Me voilà confronté, en fait, à une situation analogue à mon début de transition où, pour le coup, je devais me forcer pour intégrer le rôle social féminin et chasser certaines gestuelles masculines.

Le sourire

Mon amie décèle un sourire enjôleur lorsque je m'adresse à d'autres personnes, en particulier les hommes. Ce sourire, socialement inadapté dans un rôle masculin hétérosexuel, semble montrer plusieurs choses. Tout d'abord, chez un homme, sourire pour séduire passe beaucoup moins bien que chez une femme. D'autre part, chez un homme, simplement sourire, sans but, est perçu comme quelque chose de bizarre. Ensuite, je constate que sans être hétérosexuelle, j'adopte un comportement de séduction vis à vis des hommes : sans doute par mimétisme, par apprentissage du rôle, et aussi pour attirer la sympathie et tirer un bénéfice de cette manipulation. Enfin, cela montre que sourire est pour moi le moyen privilégié que j'utilise pour me faire accepter des autres. Plus je me sens vulnérable, plus je me dévalorise, plus je souris. J'émets l'hypothèse qu'une des raisons pour laquelle je vis en femme est que ce rôle me permet de sourire plus souvent et plus facilement et de me protéger ainsi de mon manque d'estime de soi en me sentant plus aimée.

Autres observations

En cours de soirée, une pensée me traverse : j'ai l'étrange sentiment d'être à nouveau un couple hétérosexuel normé.

Alors même que je me perçois comme travestie, et que j'ai l'impression de réaliser une expérience des plus farfelue, l'absence de réaction des personnes autour de moi m'étonne. Ceci relativise toute norme sociale : ce qui est jugé normal par quelqu'un peut paraître anormal à d'autres, et réciproquement.

Fin du repas

Au moment de partir, le serveur me salue d'une manière franche et virile à laquelle je n'étais plus habituée depuis des années. Cela me confirme que mon apparence masculine est crédible et que pour ceux qui m'observent, l'habit fait le moine. Confirmation de l'aspect dérisoire de certaines normes sociales et comportementales. Preuve de plus que la plupart des personnes jouent un rôle sans même en avoir conscience, et que ce rôle repose pour l'essentiel sur l'apparence vestimentaire.

Retour à la maison

De retour chez moi, dans un instant de flottement, l'envie de me démaquiller me prend. Je me rend vite compte de l'absurdité de cette envie puisque je n'étais évidemment pas maquillée. En fait, je me croyais maquillée car je me sentais déguisée, en représentation.

Conclusion

Je pense à présent être capable, avec un temps d'adaptation suffisant, pouvoir vivre aussi bien dans un rôle social masculin que féminin. Si je persiste à vivre dans le rôle féminin, c'est principalement parce que ce rôle laisse plus de libertés et de fantaisies.